ETHIOPIE/ Lancement des turbines du grand barrage de la Renaissance : entre prouesse énergétique et tensions diplomatiques
Les treize turbines du Grand barrage de la Renaissance (GERD, selon l’acronyme anglais) sont désormais en service. À pleine capacité, cette infrastructure monumentale est capable de générer plus de 5 150 mégawatts d’électricité, l’équivalent de la production de cinq réacteurs nucléaires. L’inauguration officielle du méga-barrage est prévue pour septembre, comme l’a annoncé le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed lors de son discours devant le Parlement le 3 juillet dernier.
« À nos voisins en aval, l’Égypte et le Soudan, notre message est clair : le barrage de la Renaissance n’est pas une menace, mais une opportunité partagée », a déclaré le chef du gouvernement éthiopien. Un message d’ouverture, alors même que les négociations trilatérales sur le fonctionnement du barrage sont au point mort depuis décembre 2023.
L’Égypte reste fermement opposée au projet
La réaction du Caire n’a pas tardé. « L’Égypte rejette fermement la politique éthiopienne visant à imposer un fait accompli par des mesures unilatérales concernant le Nil, qui est un cours d’eau international partagé », a dénoncé le ministère égyptien des Ressources en eau et de l’Irrigation au lendemain de l’allocution d’Abiy Ahmed.
Le régime du maréchal Abdel Fattah al-Sissi reste profondément attaché à deux traités conclus au XXe siècle. Le premier, signé en 1929 par le Royaume-Uni, alors puissance coloniale en Égypte et au Soudan, accorde au Caire un droit de veto sur les projets hydrauliques des pays en amont. Le second, datant de 1959, alloue à l’Égypte et au Soudan 87 % des eaux du Nil.
Selon Mike Muller, spécialiste des ressources hydriques et professeur à l’université de Witwatersrand, « l’histoire des menaces coloniales britanniques de couper l’approvisionnement du Nil reste gravée dans la conscience collective égyptienne. Les craintes d’un scénario similaire, cette fois en provenance d’Éthiopie, sont donc compréhensibles. À présent, c’est à l’Éthiopie de démontrer sa bonne foi et de coopérer afin d’apaiser les tensions. »
Crise hydrique et préoccupations sécuritaires
L’inquiétude du Caire est d’autant plus vive que l’Égypte fait face à une crise hydrique grandissante. En 2021 déjà, l’UNICEF faisait état d’un déficit annuel de près de sept milliards de mètres cubes. « Deux éléments inquiètent particulièrement les Égyptiens : le rythme de remplissage du réservoir du GERD et la manière dont l’Éthiopie gérera les périodes de sécheresse », explique Amani el-Taweel, chercheuse au Centre Al-Ahram d’études politiques et stratégiques. Elle précise également que Le Caire multiplie les consultations diplomatiques, notamment avec les États-Unis, la France et d’autres partenaires internationaux.
Le Soudan, premier pays impacté
Situé à moins de 30 kilomètres de la frontière soudanaise, le GERD affecte directement le Soudan, qui ne dispose d’aucun grand réservoir similaire pour réguler le flux du Nil. Selon un expert soudanais ayant suivi les négociations, « en cas de sécheresse, l’Égypte sera modérément affectée grâce à la capacité de stockage du barrage d’Assouan, deux fois plus importante que celle du GERD. En revanche, le Soudan risque des pénuries d’eau et des inondations soudaines. Une coordination étroite avec Addis-Abeba est indispensable. »
Historiquement plus favorable au barrage, Khartoum évolue toutefois dans un contexte géopolitique complexe. Le conflit qui oppose le chef de l’armée Abdel Fattah al-Burhane au général des Forces de soutien rapide, Mohamed Hamdan Dagalo (alias « Hemeti »), a renforcé l’alliance stratégique avec l’Égypte. Cela pourrait peser sur la position soudanaise, malgré la proximité physique du GERD.
Accord-cadre sur le Nil : une fracture régionale
Le 13 octobre 2024, un accord-cadre sur la coopération dans le bassin du Nil est entré en vigueur, avec l’adhésion de six pays riverains : l’Éthiopie, le Burundi, le Rwanda, la Tanzanie, l’Ouganda et le Soudan du Sud. L’Égypte et le Soudan, en revanche, ont refusé de le signer.
Un expert soudanais estime que les discussions trilatérales sont dans l’impasse. « Si l’Éthiopie et le Soudan se mettent d’accord, l’Égypte refuse. Et si l’Égypte et le Soudan tombent d’accord, c’est l’Éthiopie qui bloque. Le Soudan privilégie désormais une approche bilatérale avec Addis-Abeba, vitale pour la stabilité de notre pays. »
Un chantier colossal aux enjeux stratégiques
Lancé en 2011, le projet du GERD a coûté plus de 5 milliards de dollars (environ 4,57 milliards d’euros). Une part significative de la population a contribué financièrement à sa construction, parfois sous forme de retenues obligatoires sur salaire. Ce barrage est au cœur de la stratégie d’électrification de l’Éthiopie, deuxième pays le plus peuplé d’Afrique, dont moins de la moitié des habitants ont accès à l’électricité. Une part importante de l’énergie produite sera également exportée vers le Soudan, le Kenya et Djibouti.
Source: Le Point